Dernière mise à jour : décembre 2025
En 2011, j'ai acheté des actions Bell Food Group, le leader suisse de l'industrie de la viande et filiale de Coop. Sept ans plus tard, en avril 2018, j'ai vendu l'intégralité de ma position malgré des fondamentaux en apparence solides. Cette décision, que je qualifiais alors de "véritable crève-cœur", s'est révélée être l'une de mes meilleures sorties : 14% de rendement annuel composé (CAGR) en total return sur la période de détention, puis une baisse de 2.6% par an depuis ma vente jusqu'à aujourd'hui.

Sept ans après cette décision difficile, je reviens sur cette analyse pour partager les signaux d'alerte qui m'ont poussé à vendre, l'évolution subséquente de l'entreprise, et surtout les leçons essentielles pour tout investisseur value confronté à des données contradictoires.
Bell Food Group : présentation de l'entreprise
Bell Food Group est une entreprise suisse dont les origines remontent au début du 18e siècle. Active dans la production et distribution alimentaire, Bell se spécialise principalement dans la viande, la volaille, la charcuterie, le poisson et les fruits de mer, ainsi que dans les produits Convenience (salades, sandwiches, menus prêts à consommer).
L'entreprise est détenue majoritairement par Coop, le numéro 2 du commerce de détail helvétique qui jouit avec Migros d'une situation de quasi-duopole en Suisse. Bell compte aujourd'hui 12.888 collaborateurs répartis dans 10 pays et figure parmi les leaders européens dans ses gammes de produits, avec une position dominante sur le marché suisse.
Cette suprématie a néanmoins été partiellement remise en question depuis une dizaine d'années avec l'arrivée des discounters allemands Aldi et Lidl, ainsi que par le développement du commerce en ligne. Cette pression concurrentielle croissante constituait déjà en 2018 un élément de contexte important dans mon analyse.
Mon analyse de 2018 : des signaux d'alerte malgré les apparences
En avril 2018, Bell Food Group présentait un profil en apparence attractif pour un investisseur value : leader de marché, avantage concurrentiel défendable, valorisation raisonnable. Pourtant, une analyse approfondie révélait des incohérences inquiétantes qui m'ont conduit à vendre malgré sept années de détention fructueuse.
Le tableau contradictoire de 2018
Voici les principaux ratios qui m'ont alerté à l'époque, comparés aux données actuelles :
| Ratio financier | 2017-2018 | 2025 (TTM) | Évolution |
|---|---|---|---|
| P/E (prix/bénéfices) | 13.7 | 11.60 | ✓ Amélioration |
| P/FCF (prix/free cash flow) | 32.6 | 85.65 | ✗ Aggravation majeure |
| Current Ratio (liquidités) | 1.26 | 1.95 | ✓ Amélioration |
| Marge brute | 37.0% | 17.07% | ✗ Effondrement (-54%) |
| ROE (rentabilité fonds propres) | 12.8% | 7.93% | ✗ Dégradation (-38%) |
| Dividend Yield | 2.18% | 3.05% | ↑ (prix en baisse) |
| Payout ratio (par rapport au FCF) | 77.99% | 260% | ↑ Explosion (+381%) |
Les trois signaux d'alerte décisifs
Signal #1 : L'effondrement brutal des liquidités
En 2017, les liquidités de Bell avaient fondu de près de 179 millions de CHF en une seule année. Le current ratio était ainsi tombé d'une position très confortable de 2.8 en 2016 à seulement 1.26 un an plus tard. Le quick ratio s'établissait même à seulement 0.76. Cette détérioration rapide des liquidités n'était liée ni à des pertes, ni à des investissements majeurs, ni à un remboursement significatif de dette. Cette incohérence constituait un signal d'alerte majeur.
Signal #2 : L'incohérence flagrante entre P/E et P/FCF
Bell se négociait à 13.7 fois les bénéfices, une valorisation apparemment attractive pour un leader de marché défensif. Mais le titre s'échangeait à 32.6 fois le free cash flow, un niveau alarmant. Cette divergence massive révélait que les bénéfices comptables masquaient une réalité opérationnelle bien moins favorable. La marge de free cash flow n'atteignait que 1.27%, là où la marge nette affichait 3.3%. Le free cash flow représentait ainsi moins de 40% du bénéfice net.
Signal #3 : Un dividende insoutenable sur la base du FCF
Le payout ratio par rapport aux bénéfices semblait prudent à 29.83%, suggérant une belle marge de progression. Mais calculé sur le free cash flow, plus de 70% du FCF était distribué en dividendes. Cette situation n'était clairement pas soutenable sur le long terme, remettant en question la progression régulière du dividende observée les années précédentes (environ 6% par an). La dividende de l'exercice 2018, versé en 2019, a d'ailleurs confirmé mes craintes, puisqu'il a été réduit de près de 20%.
La décision de vendre : analyse versus émotion
Bell Food Group était l'une de mes positions les plus anciennes et les plus réussies. J'avais acheté le titre en 2011 et il m'avait généré un rendement total annuel composé de 14% sur sept ans. L'entreprise possédait une histoire centenaire, un avantage concurrentiel défendable, et évoluait dans un secteur peu cyclique avec un beta de seulement 0.25.
Pourtant, face aux trois signaux d'alerte identifiés ci-dessus, j'ai pris la décision de vendre en avril 2018. Ce fut, comme je l'écrivais alors, "un véritable crève-cœur". Mais l'investissement value discipliné impose parfois de se séparer de positions que l'on apprécie lorsque les fondamentaux se détériorent, même si cela va à l'encontre de nos préférences émotionnelles.
Cette décision s'est révélée judicieuse : depuis avril 2018, Bell Food Group a enregistré une performance de -2.6% par an (CAGR), tandis que le SMI progressait d'environ 3.5% annuellement sur la même période. L'écart de performance atteint ainsi près de 6% par an sur sept ans.
Évolution 2018-2025 : validation de l'analyse
Performance boursière
Le cours de Bell Food Group a suivi une tendance baissière depuis 2018, passant de 265 CHF à 229.50 CHF actuellement, soit une baisse de 13.4% hors dividendes. En incluant les dividendes versés, la performance totale reste négative à -2.6% par an.
Cette sous-performance validait les préoccupations exprimées dans mon analyse de 2018. Les problèmes de génération de liquidités n'étaient pas temporaires mais bien structurels.
Aggravation des problèmes identifiés
Loin de s'améliorer, la situation s'est même dégradée sur plusieurs aspects :
Le ratio P/FCF s'est encore détérioré, passant de 32.6 à 85.65. Ce niveau extrême (le quintuple de la moyenne sectorielle de 17.16) confirme que Bell peine structurellement à convertir ses ventes en liquidités.
La marge brute s'est effondrée, chutant de 37% à 17.07%, soit une baisse de 54%. Cette compression massive reflète l'intensification de la pression concurrentielle des discounters et l'érosion du pouvoir de pricing. Pour une entreprise de l'alimentaire, perdre 20 points de marge brute en sept ans est catastrophique.
Le ROE a été divisé par 1.6, passant de 12.8% à 7.93%. Bien que toujours supérieur à la moyenne sectorielle (5.07%), cette dégradation montre que Bell crée désormais moins de valeur pour ses actionnaires.
Le payout ratio par rapport au free cash flow a explosé, passant de 80% en 2018 à 260% aujourd'hui. Une nouvelle baisse du dividende est hautement probable. Dans tous les cas une croissance future est compromise.
Des fondamentaux toujours solides... sur le papier
Paradoxalement, certains indicateurs demeurent excellents. Le Piotroski F-Score atteint 8 sur 9, suggérant une situation financière saine sur neuf critères de solidité. L'Altman Z-Score de 3.16 indique un risque de faillite très faible. La couverture des intérêts reste confortable à 11.05 fois.
Ces scores expliquent pourquoi Bell continue d'attirer certains investisseurs malgré sa sous-performance. Mais comme le démontre l'évolution depuis 2018, ces métriques de solidité financière ne garantissent pas la performance boursière lorsque le modèle économique subit une pression structurelle.
Les leçons essentielles pour l'investisseur value
Leçon #1 : Le free cash flow ne ment jamais
Les bénéfices comptables peuvent masquer des problèmes opérationnels pendant des années grâce aux ajustements d'amortissement, de provisions ou de reconnaissance de revenus. Le free cash flow, lui, reflète les liquidités réellement générées par l'entreprise après tous les investissements nécessaires au maintien de l'activité.
Un P/FCF supérieur à 30 constitue un signal d'alerte majeur, même si d'autres ratios semblent attractifs. Dans le cas de Bell, le P/FCF élevé n'était pas temporaire mais structurel, signe d'un modèle économique sous pression. Sept ans plus tard, ce ratio a triplé, validant cette hypothèse.
Leçon #2 : La marge brute est un indicateur avancé de pouvoir de pricing
L'érosion de la marge brute de Bell (passée de 37% à 17%) reflète une perte progressive de pouvoir de pricing face aux discounters. Cette métrique constitue un excellent indicateur avancé de la solidité du "moat" économique.
Lorsqu'une entreprise voit sa marge brute se contracter de plus de 5 points en deux ans sans changement de mix produit, c'est généralement le signe d'une intensification concurrentielle irréversible. Dans le cas de Bell, la compression a atteint 20 points sur sept ans.
Leçon #3 : Les "moats" helvétiques s'érodent
La rente de situation dont bénéficiaient les fournisseurs du duopole Coop-Migros s'est significativement érodée depuis 2015. L'arrivée d'Aldi et Lidl, combinée au développement du e-commerce, a transformé un marché protégé en environnement compétitif.
Cette évolution illustre l'importance de réévaluer régulièrement la durabilité des avantages concurrentiel, même en Suisse où les barrières à l'entrée semblent plus élevées qu'ailleurs.
Leçon #4 : Savoir vendre même quand c'est difficile
La décision la plus difficile en investissement n'est pas d'acheter une action décotée, mais de vendre une position gagnante lorsque les fondamentaux se détériorent. L'attachement émotionnel à un titre détenu depuis des années peut nous aveugler sur les signaux d'alerte.
Bell représentait pour moi un succès (14% de CAGR sur sept ans) et une entreprise que j'appréciais. Vendre était un "crève-cœur". Mais l'investissement discipliné impose de séparer l'analyse objective des préférences personnelles.
Tableau décisionnel : quand vendre une action value ?
| Signal d'alerte | Seuil prudence | Seuil critique | Action recommandée |
|---|---|---|---|
| P/FCF (prix/free cash flow) | > 25 | > 40 | Surveillance rapprochée puis vente si persistant |
| Chute des liquidités | > 20% en 1 an | > 30% en 1 an | Identifier la cause ; vendre si inexpliquée |
| Érosion marge brute | > 3% en 2 ans | > 7% en 2 ans | Analyser pression concurrentielle ; vendre si structurel |
| Payout ratio sur FCF | > 60% | > 80% | Dividende non soutenable ; risque de coupe |
| Divergence P/E vs P/FCF | > 2x | > 3x | Bénéfices de mauvaise qualité ; vendre |
| Marge FCF | < 3% | < 1% | Modèle économique sous pression ; analyser causes |
En avril 2018, Bell Food Group déclenchait simultanément quatre signaux au niveau critique : P/FCF > 40, chute liquidités > 30%, payout/FCF > 70%, et divergence P/E vs P/FCF > 2.4x. Cette accumulation de signaux rendait la vente impérative malgré les autres fondamentaux apparemment solides.
Bell Food Group aujourd'hui : toujours pas attractif
Arguments en faveur d'un achat
Certains éléments pourraient attirer un investisseur value en quête d'opportunités décotées. La valorisation semble attractive avec un P/E de 11.6 (vs 17.59 pour le secteur) et un P/B de 0.90 (vs 1.64 pour le secteur). Le rendement du dividende atteint 3.05% avec un payout ratio apparemment prudent de 35.37% sur les bénéfices.
Les scores de solidité financière demeurent excellents : Piotroski F-Score de 8 sur 9, Altman Z-Score de 3.16, couverture des intérêts à 11.05x. Bell conserve aussi son statut de leader européen avec plus de 12.000 employés et une présence dans 10 pays.
Arguments contre un achat
Mais ces apparences masquent une réalité opérationnelle préoccupante. Le P/FCF catastrophique de 85.65 (vs 17.16 pour le secteur) indique que Bell peine structurellement à convertir ses ventes en liquidités disponibles. Cette situation s'est aggravée depuis 2018, démontrant qu'il ne s'agit pas d'un problème temporaire.
Les marges se sont effondrées : la marge brute a chuté de 37% à 17.07%, soit une compression de 54%. La marge de free cash flow atteint à peine 0.35%, un niveau critique pour une entreprise de cette taille. Le ROE a reculé de 12.8% à 7.93%.
La performance boursière reflète ces difficultés : -13.23% sur un an, -12.40% sur 26 semaines. Le momentum demeure clairement négatif.
Ma conclusion 2025
Bell Food Group reste un excellent opérateur dans un secteur difficile, mais ce n'est pas un bon investissement value au prix actuel. Les problèmes identifiés en 2018 se sont aggravés, et rien n'indique une amélioration prochaine.
Le secteur de l'alimentaire en Europe subit une pression structurelle avec la montée en puissance des discounters et du e-commerce. Bell n'a pas la masse critique ni la différenciation produit pour résister durablement à cette évolution.
Pour un investisseur value recherchant une exposition au secteur alimentaire suisse ou européen, il existe de meilleures alternatives présentant des marges plus résilientes et surtout une meilleure génération de free cash flow.
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Ô tristesse, tu es en train de te séparer de toutes tes perles helvétiques! 😉
C’est vrai que Bell n’a plus le même éclat qu’il y a encore une année. Je ne suis pas non plus convaincu que l’acquisition de Hügli soit une si bonne affaire pour Bell, étant donné que Hügli subit également fortement la pression de la concurrence étrangère, notamment au niveau des achats transfrontaliers.
Par contre, je trouve positif que Bell ne se concentre plus que sur la viande (il y a de plus en plus de végétariens…) et se diversifie. De plus, la baisse récente rend l’action gentiment à nouveau intéressante. Pour ma part je serai à nouveau acheteur à des cours entre 300 et 350.
Je te rassure frérot, je ne me sépare pas de toutes. D’ailleurs la semaine prochaine je vais analyser une qui me tient encore et toujours à coeur.
Sur nos monts quand le soleil…
Tu as bien fait de divorcer de Bell, l’action a perdu aujourd’hui 10% suite à des résultats semestriels pourris. Le titre ne coûte plus que 282 fr. et redevient gentiment intéressant!
Ah ah… Les investisseurs anticipent la fin de la saison des grillades☺
et à CHF 275.- ça vaut la peine de faire les soldes? les chiffres n’étaient pas très encourageants…
Ne pas acheter un couteau qui tombe…
Faut laisser passer l’orage quelques mois et revenir si les fondamentaux sont ok.
Le temps n’est-il pas venu de s’intéresser gentiment à nouveau à Bell?
C’est rigolo que tu en parles parce que je venais d’allez zieuter ce qui se passe de leur côté. Malheureusement les fondamentaux sont toujours orientés négativement. Le titre est ainsi plus cher que l’époque par rapport aux fondamentaux.
Merci. J’avais juste constaté que le current ratio était repassé au-dessus de 2, mais sans me plonger dans les autres chiffres.